"Picture © provided by Albert Gamill, picture taken on February 20,1936"
From the top left: Maurice Nahmias, Sasson, Albert Gamil, Maurice
Piha, Victor Piha, Sasson, Maurice Botton, Laniado.
From second
row top from left: Holly, Maurice Mosseri Laiado, Pessah, Clement, Kodsi,
Isaac Bezaken, Serour, Danon, Dannenou
Third row ffrom top from
left: Selim, Andre Ades, Hannan Danneno, Forgot his name, Andre Leon,
Hannan, Matalon, Israel Isaac.
First row Bottom from left: Sasson
Isaac Setton, Hannan, Forgot his name, Edgard EskinaziSasson, Isaac
Jacob
Teacher at left: Modemoiselle Heriette Cohen, Principal at
right: Mr. Roger Moline
http://www.sefarad.org/publication/lm/48/html/page44.html
Albert Oudiz
Dans les quartiers de Sakakini et Ghamrah, au nord
du Caire, la plus célèbre école juive était l’école Moïse de Cattaoui
Pacha. Elle était jumelée avec l’école des filles Marie Suarès dont elle
était mitoyenne. A Cattaoui, les classe primaires jusqu'à la 6ème
étaient réservées aux garçons et les classes secondaires de la 7ème à la
9ème (telle était la nomenclature en son temps) étaient mixtes. Inutile
de préciser que les jeunes garçons dont j’étais, rêvaient sans cesse
d’accéder aux classes secondaires pour, enfin, côtoyer, les jeunes et
coquettes demoiselles sur les mêmes bancs.
Cette école dépendait
de la fameuse Alliance Israélite Universelle, fondée en France en 1860
par des notables juifs français qui avaient pour idéal, tant de répandre
parmi les communautés juives à l’étranger la civilisation et l’humanisme
de la France, que de permettre aux couches de la petite bourgeoisie
juive dans ces communautés d’accéder à l’enseignement de la langue et de
la culture françaises. Des professeurs et des éducateurs étaient
recrutés en France et envoyés dans les établissements de l’A.I.U. dans
les différents pays du bassin méditerranéen pour accomplir leur mission
en compagnie de professeurs recrutés sur place.
L’école était
située au carrefour de la rue Saïd où j’habitais et de la rue Sakakini.
Celle ci partait du rond point du même nom, petit terrain circulaire
entièrement occupé par un château d’opérette qui nous fascinait quand
nous nous promenions autour. La famille Sakakini qui lui avait donné son
nom l’habitait encore. La rue aboutissait au midâan (place) du Dâaher
ainsi nommé parce que s’y trouvaient les ruines d’une ancienne
forteresse du temps des mameluks, dont le célèbre « El Zâaher Beibars »,
Zâaher étant devenu Dâaher. On l’appelait également Madbahh el
Enguéliyze (Abattoir des Anglais). Ces derniers avaient en effet créé le
premier abattoir du quartier alors qu’auparavant les bêtes étaient
égorgées dans la rue. Entouré de douves asséchées que franchissaient
plusieurs pont-levis, on y avait aménagé un jardin et des jeux
d’enfants.
Un peu plus loin que l’école Suarès, qui y faisait
suite et de l’autre côté, un bâtiment mystérieux nous terrorisait.
C’était aussi une école, celle de l’ordre de Notre Dame de Sion. L’on
chuchotait que cet ordre avait été créé dans le but de convertir les
petites juives et sauver leurs jeunes âmes pour les destiner au Royaume
des Cieux. Cet établissement hantait les cauchemars des parents juifs.
Les miens me recommandaient sans cesse, si je venais à le longer, de
passer sur l’autre trottoir, craignant que l’on ne m’enlève et que je ne
disparaisse dans je ne sais quel monastère.
Mes parents
m’avaient inscrit à Cattaoui dès l’âge de 4 ou 5 ans, et l’on m’avait
placé au jardin d’enfants logé dans les locaux de l’école des filles.
J’avais pour institutrice Mademoiselle Shiffra qui était née en
Palestine. En plus des chansons juives que nous apprenions avec un bel
enthousiasme, elle nous enseignait ... l’hébreu qui devint ainsi pendant
une bonne année ma troisième langue maternelle, après le français et
l’arabe. Le plus marquant souvenir de cette période bénie fut la pièce
de théâtre que Mlle Shiffra monta, (elle le faisait chaque année), au
moment de la fête de Pourim, et dont les dialogues étaient
essentiellement en hébreu Gros bébé joufflu, je fut sélectionné pour
interpréter le roi Assuérus (Ahash-vérosh Hamélékh). L’on m’avait coiffé
d’une belle couronne en carton doré (comme celles que l’on vous offre
avec les galettes des rois), et avais à mes côtés, une ravissante petite
fille blonde aux yeux bleus qui incarnait la reine Esther (Esther
hamalka). Une superbe photo prise en son temps avait fixé pour
l’éternité l’image de cet événement, mais cette éternité s’est achevée
avec la perte tant regrettée de ce document.
Le directeur de
l’école s’appelait Monsieur Mehrez. Il appartenait à une famille
respectable dont on disait qu’elle était apparentée au charismatique
Grand Rabbin d’Egypte, Haïm Nahum Effendi. Je le vois encore quand, à
chaque rentrée des classes, il recevait mon père que j’accompagnais,
pour discuter longuement de la délicate question de ma scolarité. (On
disait les « écolages»). Ah ces écolages ! Bien plus tard je me suis
rendu compte de quel poids ils pesaient sur le budget des familles. Et
chaque fois que l’économe Monsieur Setton passait de classe en classe
pour rappeler à un enfant que ses parents avaient tardé à les acquitter,
je me terrais sur mon banc, tremblant de peur et de honte à l’idée qu’il
pouvait m’appeler à mon tour.
Tous les matins la cloche de
l’école rassemblait les élèves qui se mettaient en rangs par classe. La
minute d’hygiène : les professeurs passaient alors dans les petites
classes pour vérifier les tenues des élèves et la propreté des mains Il
fallait présenter ses doigts légèrement pliés, poignées tournées vers le
haut. Gare aux ongles « en deuil », dont la crasse soulignait en noir le
bout des doigts. Ensuite la minute religieuse : un élève du secondaire
sortait alors et récitait à haute voix la prière classique juive du
Shémâa’ Yisraël (le pater noster des juifs), que certains accompagnaient
à mi-voix. Cela terminé, les rangs s’ébranlaient et nous regagnions nos
bancs. .
L’école avait bonne réputation, tant en raison de la
valeur des enseignants que pour la bonne tenue de ses élèves parmi
lesquels il y avait peu de têtes brûlées. J’avais en ce qui me concerne
une telle soif d’apprendre que j’avalais à longues goulées tout le
savoir qui m’était dispensé sans compter. Parce que du savoir, on en
déversait en veux-tu en voilà. L’enseignement pléthorique com-portait la
religion juive (Professeur Adon Davilah), la langue hébraïque
(Professeur Adon Meïr Dahan), la langue française, syntaxe et analyse
logique, ( Professeurs Mr. Octave Piot et Mlle Manadily), la littérature
française (Professeur Monsieur Fargeon), la langue arabe (profes-seur
ostâaz Abdallah) les mathéma-tiques, la biologie animale et la botanique
(Professeur Mr. Haïm), la géographie et l’histoire de France, (nos
ancêtres les gaulois), (professeur Monsieur Léger ), l’histoire et la
géographie d’Egypte (Professeur Mr. Wolfson), et plus tard des rudiments
de langue anglaise (Professeur Madame Aboulafia). Vers 1935, nous
bénéficiâmes de l’enseignement de la langue italienne par les soins du
ministère italien de la culture (devrait-on dire de la propagande ?) de
Mussolini. C’est ainsi qu’arriva un jour, une superbe walkyrie blonde et
agressive Mademoiselle Messa-daglia qui exigeait quand elle pénétrait en
classe, que nous nous dressions et lui rendions son salut fasciste en
levant le bras tendu. Ce personnage eut son heure de célébrité en 1942,
quand, convaincue d’espionnage au profit des Allemands de Rommel, elle
fut jugée, condamnée et exécutée. Parmi les membres du complot anti
Britannique, plusieurs hautes personnalités politiques égyptiennes et
quelques jeunes officiers dont un certain Anwar el Sadate, futur
président de la République d’Egypte.
Je ne sais si après un tel
bourrage de connaissances nous avions la tête bien faite mais elle était
bien pleine. Quant à moi, bénéficiant d’une belle capacité
mnémotechnique et d’une faim insatiable de tout savoir que l’on mettait
à ma portée, j’avalais tout, tout, tout, et en retenait une belle
partie. Jusqu'à ce jour je garde une reconnaissance émue à l’égard de
l’école de mon enfance d’avoir si bien meublé mon esprit. Quand même,
quelle aberration. Songez, que nous devions savoir dessiner de mémoire
la carte de l’Egypte et celle de la France, le cours du Nil et de ses
affluents de même que des cinq fleuves de France et de leurs rivières.
Nous devions décrire l’itinéraire d’une péniche allant de Sète jusqu'à
je ne sais quelle ville du Nord en utilisant les fleuves, les cours
d’eaux ainsi que les canaux creusés par l’homme pour relier une voie
fluviale à l’autre, connaître les principales familles de plantes, les
différentes races d’animaux vertébrés et invertébrés, résoudre en un
temps record toutes sortes de problèmes de robinets et de baignoires qui
perdaient leurs eau, ou de trains allant à la rencontre l’un de l’autre,
apprendre de nombreuses récitations dans les quatre langues, que sais-je
encore. Nous avions également une heure de gymnastique enseignée par un
professeur venu de France, Monsieur Bardoux, bel athlète légèrement
défraîchi, sorti du Bataillon de Joinville, qui, pour nous apprendre à
marcher au pas, nous faisait chanter en cadence un air de son pays,
« C’est nous, les gars de la Marine ( ! ?) ». Ah ! J’oubliais. Nous
avions en plus un géant soudanais d’un noir de jais, le sheikh Gharib,
qui nous enseignait la calligraphie arabe ainsi que l’usage du qalam.
Nous apprenions à dessiner les « arabesques » (c’est bien le mot de
circonstance) des lettres arabes dans les différents styles. Et tout
cela était dispensé à des jeunes d’un âge allant jusqu’à 13 ans !
Au beau milieu de ma scolarité, nous changeâmes de directeur. C’est
ainsi qu’un beau jour, débarqua de France, Monsieur Roger Moline. Il se
présenta à nous un matin devant toutes les classes réunies. Il était de
petite taille, se tenait bien droit pour ne pas perdre un centimètre de
son 1m.50. Il est était roux comme il n’est pas possible de l’être. Le
front haut dégagé d’une chevelure frisée, un peu de couperose aux joues,
un binocle derrière lequel on voyait deux yeux d’un bleu de porcelaine
pétillants d’intelligence. Sous une moustache en brosse bien taillée, un
sourire qu’il avait constamment aux lèvres découvrait une dentition
éclatante. Il était tiré à quatre épingles, et semblait sortir d’une
gravure de mode. Il avait la voix haut perchée, chantante, un peu
métallique, et bien entendu s’expri-mait en un langage châtié qui
faisait notre admiration. Sous ses dehors courtois il avait une main de
fer mais il portait à ses élèves une sollicitude jamais démentie.
J’avais la chance de faire partie d’une classe particulièrement bien
pourvue en bons élèves, et la compétition pour les premières places
était rude. Le point d’orgue de cette compétition dépassait les limites
de notre école puisqu’elle se situait au niveau du Certificat d’Etudes
Primaires délivré par l’Education Nationale Française. Le « major » de
l’examen recevait la médaille d’or. Nous en rêvions tous. Quand, avec
les élèves des autres établissements de la capitale nous passâmes cet
examen, le jury décida qu’il n’attribuerait pas, cette année, de
médaille mais délivra 6 « mentions : bien » et notre classe, à elle
seule, en récolta la moitié, alors que l’école Abraham Bétésh à
Heliopolis, celle du Sébil à Abbassieh et je ne sais plus quel autre
établissement n’en obtinrent qu’une. Nous étions en 1935.
L’école comptait environ 200 élèves. Pendant la récréation, l’espace
était un peu limité. Souvent, les grandes classes pratiquaient un jeu
auquel elles défiaient les plus jeunes élèves. Philosophe, et les grands
gaillards, Fassi et Boyder, entre autres, se lançaient en de longues
passes, une vieille balle de tennis, que les nous les jeunes, essayaient
de capter au vol. Quand par miracle nous arrivions à leur subtiliser la
balle, c’était des cris de joie, et, à notre tour, nous nous lancions
l’objet de nos convoitises, avec peur et fébrilité et essayant de le
garder le plus longtemps possible et ainsi de suite jusqu'à la fin de la
récréation. Dans la cour, une boutique tenue par les parents d’un de mes
camarades, Gaon, délivrait des bonbons, chocolats, sandwiches et
boissons, dont la célèbre limonade gazeuse « Spathis ». Hors de l’école
et de l’autre côté de la rue, ma caverne d’Ali Baba, la boutique de
Saad. Il y vendait de tout : des livres et des cahiers, des crayons et
des gommes, des bricoles et surtout des friandises, pâtes d’abricot pour
fabriquer des cornets dans lesquels on aurait mis un glaçon, « caca
chinois » (ancêtre du carambar), des confiseries, et aussi des « dôms »,
fruits secs et fibreux dans lequel on mordait avec délectation. Souvent,
quand je ne pouvais m’offrir une gâterie, je passais de longues minutes
à contempler ces merveilles dans la vitrine.
Un événement qui me
laissa une forte impression, eut lieu un jour de 1934 ou 1935 où arriva
dans notre classe, un jeune homme noir comme la nuit. C’était, j’appris
plus tard, un fallacha. Il était membre de cette tribu de juifs
d’Abyssinie, dont on disait qu’ils étaient les descendants des fruits
des amours du Roi Salomon et de la Reine de Saba. Nous étions fascinés
par la couleur luisante de sa peau mais nous nous y habituâmes à la
longue et nous n’y avons plus prêté attention. Ce garçon, Jacob Tadès,
eut, par la suite, une remarquable carrière. Après avoir suivi pendant 5
ans les cours de l’école et obtenu le brevet d’études secondaires, il
regagna son pays. Plus tard il occupa les fonctions de Ministre de
l’Agriculture puis de Ministre de l ‘Economie sous le règne de
l’Empereur Haïlé Sélassié. Après la chute du régime il passa par Israël
où mes camarades de classe, Samy Shemtov et Abram Cohen le rencontrèrent
et passèrent un moment en sa compagnie.
Un autre élève atypique
fut Mohamed Abdel Rahman, fils du portier soudanais de notre
établissement. Ce dernier avait obtenu que son fils puisse suivre les
cours de l’école. Et c’est ainsi que l’on vit un jeune arabe du plus
beau noir, s’escrimer à maîtriser la langue française et les matières
techniques telles que l’arithmétique et autres tout comme les jeunes
juifs qui partageaient les bancs de la classe. Quand son père revint au
pays pour ses vieux jours, il occupa une place intéressante dans
l’administration et y fit une carrière tout à fait honorable. Comme on
le voit, l’école Cattaoui, fleuron égyptien de l’Alliance Israélite
Universelle, essaima en Afrique Orientale.
Un autre événement
qui marqua nos jeunes années, fut notre prise conscience tout
approximative des méfaits de l’antisémitisme survenu en Allemagne. Une
organisation encore inconnue de nous, la L.I.S.C.A., Ligue
Internationale Scolaire Contre l’Antisémitisme nous adressa des orateurs
qui essayèrent de nous documenter sur ce redoutable phénomène qui
s’était produit dans ce pays dirigé par le parti nazi de Adolf Hitler.
Tous les juifs d’abord, tous les démocrates ensuite, devaient lutter
contre ce fléau. Pour l’heure la contribution des jeunes élèves se
limitait à boycotter (mot que nous découvrions à ce moment) tous les
produits venant d’Allemagne. Nous pourchassions alors sans relâche ceux
qui utilisaient les crayons allemands, de la fameuse marque « Faber »
pour les briser en deux quand ils nous tombaient sous la main. Monsieur
Moline nous réunit un jour pour nous expliquer le national socialisme
allemand et ses dangers, mais notre conscience politique balbutiante
était incapable d’en apprécier l’étendue et la gravité. N’empêche que
cette menace qui pesait sur les juifs, bien que située à des centaines
de kilomètres de nous, créait en chacun de nous, un sentiment
d’inquiétude peut être imprécis mais bien réel.
Nous avions en
général un grand respect pour nos maîtres qui accomplissaient leur
mission d’éducation comme on aurait exercé un apostolat. Leur dévouement
et leurs encouragements nous aiguillaient sans cesse, et nous nous
efforcions avec une belle conscience de nous montrer dignes de leur
confiance. La lutte pour les premières places créait ainsi une émulation
constante entre nous. Certains d’entre nous avaient des rapports
d’amitié qui créèrent des liens qui ont subsisté longtemps après notre
vie scolaire. Il y avait un esprit « Cattaoui » que l’on ne retrouvait
pas toujours dans les autres établissements et qui se perpétua longtemps
dans l’Amicale des Anciens Elèves de l’école.
Nos professeurs
dans leur diversité formaient une galerie de portraits qui ont
impressionné de manière indélébile nos jeunes mémoires. Monsieur Haïm,
en était le plus respecté. Il nous enseignait les sciences et les
mathématiques. Petit, brun et râblé, les cheveux poivre et sel rejetés
en arrière, il portait des lunettes aux verres épais. Il avait le pas
rapide, la parole tranchante et nasillait quelque peu. Il nous
enseignait la méthode d‘approche pour trouver rapidement la solution des
problèmes de mathématique. Mais surtout, il n’avait pas son pareil pour
nous apprendre le calcul mental. Multiplier ou diviser un chiffre par 5,
par 25 ou par 125, était pour lui et bientôt pour nous un jeu d’enfants.
Depuis, j’ai toujours surpris pour ne pas dire épater mes interlocuteurs
quand je leur donnais sur-le-champ le résultat d’une multiplication ou
d’une division mentalement, pendant qu’ils s’employaient laborieusement
avec leur règle à calcul à en trouver la solution. Les fractions, le
calcul d’intérêts ou de pourcentage ne présentaient pas de difficulté
pour moi, et j’en en donnais la réponse sans l’aide d’une machine ou
d’un crayon. Et çà, nous le devions tous, à Monsieur Haïm.
Monsieur Haïm avait une autre marotte qui nous fit bien souffrir. Il
voulait absolument que noyons en mesure de maîtriser les différents
systèmes de poids et mesures qui avaient cours en Egypte, pays
international s’il en fut, à cette époque. A part le système métrique,
base de tout au plan mondial, il fallait connaître les systèmes égyptien
et britannique ! Pour les poids, convertir les grammes, kilogrammes
etc.. en livres, tonnes anglaises ou autres, ou bien retrouver les
équivalences avec les rotolis, okes et dirhems en cours dans le pays.
Maîtriser les pintes, pour les liquides, les acres ou les feddans pour
les surfaces, quant aux mesures de longueur, il fallait savoir convertir
les pouces et les pieds en centimètres, les yards et les miles en mètres
et vice versa. Quelle aberration que de charger nos jeunes esprits avec
cette avalanche d’unités de toutes sortes. Et nous prenions tout cela
pour un jeu passionnant. !
Monsieur Dabilah, nous enseignait la
religion et la bible. Heureusement, car sans lui je n’aurais pas connu
l’épopée du peuple juif dont je devint passionné dont je portais un
culte à ses héros immortels. Le roi David en tête, les Patriarches, le
roi Salomon, Samson, Joseph, et surtout Moïse, demeurent bien présents
dans ma mémoire. Comme Mr. Dabilah était le chantre dans la synagogue
voisine, il nous demandait de ne pas déserter les offices et vérifiait
de visu, si tout le monde était présent. Le lendemain gare aux
resquilleurs qui n’avaient pas d’excuse valable.
Mademoiselle
Manadily, jeune personne timide et effacée, était très myope. Elle
essayait avec application de nous inculquer le maniement de la langue
française. Grâce à elle, chaque exposé ou rapport que j’ai été amené à
rédiger plus tard dans ma vie professionnelle, a comporté
inévita-blement une présentation (elle disait : une introduction), un
développement et une conclusion. Elle traquait impitoyablement toutes
les formes paresseuses de description. « Jamais de verbe être ou avoir.
Ne pas dire : Dans le coin il y avait une armoire, mais : une armoire
occupait le coin de la chambre, etc. De plus, elle insistait sans arrêt
auprès de nous pour la recherche et l’utilisation du terme propre dans
nos rédactions pour la bonne compréhension de nos écrits. Quelques-uns
uns parmi les élèves les plus turbulents, profitaient sans vergogne de
son manque de sévérité. Elle avait un jour surpris ce voyou de Katz,
(gentil mais un peu canaille) en train de pétrir un morceau de glaise
pour en faire un.. pénis. Qu’est-ce que c’est ? lui demanda-t-elle ? Un
minaret, Madame ! ! ! Pis, un jour, victime d’un geste obscène d’un de
ses camarades, le même Katz s’écria : Mademoiselle il me fait ( !?) des
mauvaises paroles. « On ne dit pas il me fait, mais il me dit ! »
rectifia Mlle Manadily. « Mais non ! Made-moiselle, il me fait ! » Mais
ces incidents étaient exceptionnels puisque, d’une manière générale,
tous les élèves étaient studieux, calmes et sans aucun esprit de fronde
ou de manque de respect à l’égard de nos professeurs.
Monsieur
Fargeon, personnage corpulent et imposant, grand visage buriné creusé de
rides, et front haut surmonté d’une chevelure frisée nous enseignait la
littérature française et la récitation. Il avait été acteur et de fait,
il avait le geste large, la foulée ample et une vois qui portait haut et
fort. Il pénétrait en classe comme on entrait en scène et nous faisait
un grand signe de la main. Il sévissait impitoyablement contre notre
pro-pension à débiter nos textes d’une vois monocorde et insistait pour
que nous mettions du sentiment dans nos déclamations. Il était affublé
d’un drôle de tic. A tout moment, il levait haut la main droite et
passait sa paume sur le front, puis les yeux et l’abaissait ensuite sur
ses narines qu’il pinçait et, discrètement en fouillait l’intérieur, en
jetant loin devant lui le résidu de ses fouilles puis il amenait sa main
refermée à hauteur de la poche droite de son veston et la tapotait de
deux coups brefs. Nous retenions mal nos fous rires en l’observant. Les
mauvaises langues racontaient qu’il avait été, en son temps, délesté de
son portefeuille par un habile pickpocket et depuis, voulait s’assurer
tout le temps que son portefeuille était toujours là.
Monsieur
Léger nous enseignait la géographie et l’histoire de France. Ce grand
colosse nous impressionnait par sa stature. Il avait un cheveu sur la
langue mais nul n’aurait osé se moquer de lui. Il avait également un
humour à froid qui nous glaçait. Un jour, remarquant le peu d’attention
que portait à son cours un de ses élèves il le réprimanda.
« Mon-sieur, » dit le garçon, « c’est parce que j’ai mal aux dents. » -
« Vous savez quel est le remède pour un mal de dents », répondit
Monsieur Léger, « vous prenez une belle pomme, vous y plantez vos dents
et vous vous asseyez sur un réchaud allumé. Quand la pomme est cuite,
vous n’avez plus mal ! ! » Stupeur dans la classe !
Monsieur
Piot, Octave de son prénom, était un personnage singulier. D’origine
Belge, il était grand et sec, le visage anguleux, taillé à coups de
serpe. Il arrivait à l ‘école en vélo et là, il ôtait soigneusement les
pinces qui retenaient les pans de son pantalon et rangeait l‘engin chez
le gardien. Il avait une façon bien à lui de prononcer le son « ille »,
appelant ceci un « l » moulillé ! Nous étions stupéfaits de l’apprendre
n’ayant jamais entendu ceci ailleurs. Quand un élève particulièrement
paresseux l’irritait, il lui donnait une grande claque (les punitions
corporelles étaient fréquentes en son temps mais heureusement à Cattaoui
elles étaient rares) et lui disait avec son inimitable accent d’outre
Quiévrain : « Tu es une andouille, mon garçon, tu es une nouille mon
garçon. Tu fais le mariole, paie ! » Nous cachions mal alors nos
ricanements.
Le cheikh Gharib, était lui aussi d’un superbe
gabarit. Il était soudanais pur-sang et la preuve en étaient les 3
cicatrices verticales qu’il avait sur chaque joue, et qui étaient le
signe des enfants de la Nubie. En Egypte on appelait ceci Meyya wé
hedâashar (cent onze : 111), ce chiffre s’écrivant en 3 droites
verticales ? Il nous racontait parfois des histoires soudanaises avec
l’accent inimitable de ce pays. Il nous enseignait l’art millénaire de
l’écriture arabe. Il utilisait un roseau spécial (qalam bast) qu’il
taillait avec soin et dans des tailles de pointe selon le style voulu
(réq’ah, naskh ou soloss) Pour un colosse il était plutôt débonnaire,
mais si quelqu’un encourrait son mécontentement, il rentrait dans une
colère froide et terrible et il assénait un coup de poing puissant sur
le dos de l’imprudent. Quand, pour illustrer son enseignement, il
écrivait quelques mots sur nos cahiers, nous avions l’impression que les
mots écrits avaient été imprimés, tant il atteignait la perfection dans
son art. L’on disait de lui, que dans la célèbre corporation des
calligraphes au Caire, il occupait le deuxième rang.
Notre
professeur d’histoire et de géographie d‘Egypte, Adon Wolffson, était un
ashkénaze grand, gros et ventripotent. Il nous contait les mystères de
l’Egypte des pharaons et leurs innombrables dynasties, l’épopée des
troupes arabes colportant la parole d’Allah transmise par Mohamed, les
nombreux califes, la conquête de l’Egypte par Amr ebn el Äass et la
création du Caire etc. Si nous l’écoutions avec intérêt c’est que
l’histoire qu’il nous faisait découvrir était passionnante. Lui aussi,
puissant et coléreux, ne supportait pas la contradiction ni le désordre
en classe. Il appelait le malheureux élève indiscipliné et lui tordait
le bras jusqu'à ce qu’il se mette à genoux et le bourrait de coups en
sifflant entre les dents en hébreux ! ashpa atta (tu es une ordure).
Bien avant la création d’Israël, il gagna la Palestine où il enseigna
sous le nom de Ben-Zéév, la forme hébraïque de son nom d’origine
Wolffson.
Ostâaz (maître) Abdallah, notre professeur de langue
arabe, semblait être venu directement d’un village du Delta, tant il
était peu distingué aussi bien dans sa tenue que dans son langage
traînant et truffé d’expressions triviales. En classe, il gardait, vissé
sur la tête, son tarbouche crânement incliné sur la gauche. Nous le
désespérions tant nous avions de peine à apprendre les récitations
arabes, dont la langue difficile et rébarbative, avait raison de nos
efforts. L’arabe littéraire étant peu pratiqué et si différent du
langage parlé des rues, nous avions l’impression d’apprendre le sanscrit
ou autre langue inaccessible de ce genre. Bref, retenir en mémoire une
longue récitation et la débiter quand il nous appelait au tableau était
une épreuve redoutable à laquelle nous espérions, chacun de nous, y
échapper. Quand, un beau jour, arriva dans notre classe, un petit
albinos, cheveux, chétif et à la peau transparente, aux yeux clairs et
agités de clignements nerveux. L’intégralité de ses poils, était d’un
blanc éclatant : cheveux, cils, sourcils tout était décoloré. Appelé au
tableau, il débita d’un trait et à une cadence incroyable, les 4
strophes et refrains de la redoutable récitation, avec un accent affreux
qui rendait les mots incompréhensibles d’autant qu’il avait un cheveu
sur la langue. Quand il reprit son souffle à la fin, un silence flotta
sur la salle et le professeur, pétrifié, mit un moment à se ressaisir et
à le féliciter chaleureusement. (Aywa, ya Ménahem, énta gada’) Oui,
Ménahem, tu es un brave !
Madame Aboulafia, vielle personne
quelque peu acariâtre, essayait de nous inculquer des bribes de langue
anglaise, sans réussir toutefois à nous passionner. Les petites
réci-tations qu’elle nous faisait apprendre Twinkle, twinkle little
star, ou Lullabay, étaient d’une débilité confondante. Notre peu
d’enthou-siasme la désespérait et l’amenait à sévir avec un excès de
sévérité. Elle infligeait aux élèves turbulents des coups de règles
donnés sur la tranche et appliqués au bas des dernières phalanges de nos
poings fermés. C’était assez douloureux.
L’on croirait que tous les
professeurs martyrisaient les élèves, mais c’était bien loin d’être le
cas puisque les exemples cités étaient bien rares. Il faut rappeler
qu’en son temps les punitions corporelles étaient dans les mœurs, mais
elles n’avaient rien à voir avec le système des écoles anglaises.
Je répète que nous respections et même aimions beaucoup nos maîtres
qui faisaient preuve d’un dévouement touchant dans l’accom-plissement de
leur mission. Et c’est grâce à eux que les élèves de notre école avaient
reçu un enseignement de qualité qui faisait la célébrité de
l’établissement.
Les moyens financiers de Cattaoui étaient
relativement modestes et de ce fait, les activités extra scolaires
étaient rares. Pour le sport, un équipement réduit à sa plus simple
expression. Un portique avec quelques agrès (corde, corde à nœuds,
perche, anneaux,...) et plus tard enfin 2 paniers de basket ball. Les
sous-sols de l’école abritaient l’Amicale des anciens élèves qui offrait
pour la distraction de ses membres, une table de ping pong. Certains
élèves brillèrent dans ce sport, et un temps, Gharianni, célèbre pour sa
prise de raquette en porte plume, à la chinoise, atteignit même la phase
finale d’un championnat du Caire.
De temps en temps, mais
rarement, une excursion aux barrages du Delta, venait varier
l’ordinaire. Notre classe formait un groupe homogène dont une bonne
partie était soudée par une amitié sincère. Ce groupe fut gravement
perturbé quand 2 de ses membres, Alallouf et Zeitouni, partirent un
matin en barque sur le Nil, pour se suicider par la noyade. La
motivation du geste nous échappa totalement. Zeitouni fut repêché par un
batelier mais Alallouf ne remonta pas. Nous fûmes sérieusement
traumatisés par ce drame que nous étions incapables de réaliser
complè-tement. Pendant longtemps, le souvenir de cette tragédie pesa sur
nous et notre insouciance de jeunes garçons en fut durablement atteinte.
Longtemps, toutes les fois que nous apercevions la silhouette de son
grand frère, remontait en nous l’image de notre malheureux camarade, et
une angoisse nous serrait la gorge.
Il faut que je vous parle de
notre Directeur bien aimé, Monsieur Moline qui marqua l’école de sa
personnalité. Il était partout, voyait tout, contrôlait et surveillait
tout. Il suppléait les défaillances des professeurs absents, recevait
volon-tiers les doléances, encourageait les « bons éléments », et tout
cela avec son perpétuel sourire, une courtoisie et une amabilité jamais
démenties. La classe, quoi ! Il avait cependant un péché mignon. Quand
il avait à sévir contre un élève particulièrement turbulent, il lui
saisissait le lobe de l’oreille et le pinçait avec force. Or il avait
des ongles pointus et manucurés : c’était une punition était
particulièrement douloureuse que nous appréhendions tous, Malgré cela,
il créa en nous un attachement à sa personne qui persista de longues
années après notre passage à Cattaoui. Quand il revint en France occuper
d’importantes fonctions au Ministère de l’Education Nationale, quelques
anciens élèves se retrouvèrent autour de lui pour échanger de vieux
souvenirs et se replonger dans l’at-mosphère quasi familiale que nous
avions vécue à ses côtés. Il nous reçut dans son intérieur de Sceaux en
compagnie de sa femme, sa fille Dora, et de son fils. Plus tard, ayant
perdu son épouse, il eut la chance d’être accueilli en familier chez son
voisin et ancien élève David Joury, dont l’épouse Christelle qui n’avait
rien d’une juive d’Egypte (elle était allemande), fut constamment à ses
petits soins.
A la fin de mes études primaires j’eus le plaisir
d’accéder enfin aux classes mixtes du secondaire. La présence tant rêvée
de filles à nos côtés pendant les études faisait régner une atmosphère
d’émulation parmi les garçons. Cela ne dura, pour moi, que quelques
semaines. Mon père ayant appris que le Collège Français du Daher avait
décidé d’enseigner le programme arabe, me conseilla de quitter Cattaoui
pour m’y inscrire. « Tu comprends, Albert, nous vivons en Egypte et il
est bon de bien posséder la langue du pays ». Ce fut un déchirement pour
moi . Quitter une école où je me sentais chez moi, me séparer de mes
chers camarades auxquels m’unissaient tant de souvenirs communs, tant
d’événe-ments joyeux ou tristes, m’exiler dans un établissement inconnu
et peut-être redoutable pour un garçon timoré et craintif comme je
l’étais en mon temps, quelle épreuve ! Timoré mais docile, je me rendais
aux arguments de mon père, et partit vers l’inconnu la peur au ventre.
Et cependant, j’ai fait au Collège Français une scolarité triomphale qui
me donna la mesure de la qualité de l’enseignement de Cattaoui. Alors
que précédemment, je luttais âprement pour me maintenir aux premières
places avec mes plus sérieux concurrents, Pardo le fort en thème et
Mizrahi l’albinos à la mémoire phénoménale (nous étions les 3 médaillés
du Certificat) sans compter d’autres d’une valeur quasi équivalente,
dans ma nouvelle école, je caracolais sans le moindre effort loin devant
tous. Mes camarades me regardaient comme un extra terrestre, jongler
avec les problèmes de physique et chimie, résoudre sans peine les
équations d’algèbre et les problèmes de géométrie, rendre des rédactions
qui faisaient se pâmer mes professeurs de français, etc. Le Directeur,
Monsieur Bonnin, barbe et moustache « à la mousquetaire » bien que
bourru et sévère, avait pour moi le plus bienveillant des sourires. Mais
je regrettais toujours Cattaoui et mes camarades, auxquels, pendant
plusieurs semaines, je rendais visite.
J’ai longtemps gardé le
contact avec quelques-uns uns d’entre eux hélas, de moins en moins
nombreux. Je vois régulièrement mon ami Zouza Lévy qui, heureusement se
trouve à Paris. J’ai vu souvent tant en Israël qu’à Paris, mon cher Samy
Shemtov avec lequel j’ai entretenu une corres-pondance suivie pendant
des années. Ce contact vient de s’interrompre du fait de sa disparition
des suites d’une longue maladie. J’ai eu rarement des contacts avec
Avram (Boumi) Cohen et Elie Salem, mais je compte les reprendre. Les
souvenirs communs qui nous lient sont précieux et je ne voudrais jamais
qu’ils ne tombent dans l’oubli.
J’ai eu la chance en décembre
2000 de me rendre en pèlerinage en Egypte avec mes chers enfants et
petits enfants. Nous nous sommes rendus dans mon vieux quartier et j’ai
revu avec émotion les lieux de mon enfance, les maisons où j’avais vécu.
Passant devant le célèbre palais de Sakakini devenu une pitoyable ruine,
j’ai longé la rue où, jadis, se trouvaient les écoles jumelles juives.
Celle de Marie Suarès avait été remplacée par un bâtiment appartenant
aux sœurs de Notre Dame de Sion. La vieille rivalité qui opposait les
écoles juives et catholiques avait, en définitive tourné en faveur de
cette dernière. Tout à côté, s’élevait un immeuble gris et triste aux
fenêtres rares, genre blockhaus. C’était ce qui remplaçait ma chère
école. Le cœur serré, envahi d’une irrésistible mélancolie, j’ordonnais
au taxi de partir bien vite pour m’en éloigner.
Chère école de
mes jeunes années, que de moments heureux ai-je vécu en ton sein qui
restent gravés dans le marbre de ma mémoire, et dont je garde le
souvenir bien qu’ils datent de plus de 67 ans. Oublier c’est trahir.
Tant que je vivrai, et que j’en aurai la faculté, je ne te trahirai
jamais, tu demeureras inscrite au plus profond de mon cœur.
Albert Oudiz
* Dédié à mon ami Samy Shemtov camarade de classe
de Cattaoui décédé en Israël le 14 Avril 2002
33, rue du
Printemps - 1050 Bruxelles Tel : 02 640 01 16 Fax : 02 648 49 08 e-mail
: maurice.h@skynet.be
Rosie & Maurice Herscovitch Vous souhaitent
une très heureuse année 5763