By Salomon Barzilai
submitted April 22, 2014
Du balcon de notre appartement à la rue Kasr-el-Aïni, dans l’obscurité totale du black-out, nous voyons le feu que la D.C.A. tire sur les avions ennemis. Des coups sourds nous parviennent du côté d’Héliopolis, situé à une vingtaine de kilomètres du Caire où les avions (français ? anglais ? israéliens ?) sont en train de bombarder l’aérodrome militaire d’Almaza. Nous sommes cloîtrés dans l’appartement depuis quelques jours. Nous avons réussi à faire dormir les enfants avec le concours d’Amina, la bonne*. Ils ne se doutent pas de la gravité de la situation sauf mon aînée qui a douze ans. Nous leurs cachons notre angoisse ou peut-être celle-ci ne se manifeste-t-elle même plus car nous vivons presque dans un état second : Tout s’est précipité si rapidement ! Il y a quelques jours à peine que je suis rentré de mon dernier voyage à Alexandrie et il me semble que des mois se soient écoulés. Je m’y rendais toutes les semaines pour y procéder à mes achats auprès des importateurs et je rentrais habituellement le soir même ou le lendemain selon le nombre de mes visites à ces derniers. Le matin de cette journée là, comme tous les jeudis, j’avais pris le train à destination d’Alexandrie et, comme toujours, je suis passé en premier chez mon fournisseur et ami Ezzat pour lui acheter quelques centaines de rames de papier kraft. Devant ma surprise pour le prix élevé qu’il me demandait, il me tendit sans mot dire le Journal d’Alexandrie, l’un des nombreux quotidiens de langue française imprimés en Égypte, où s’étalaient en gros titres : « La Guerre A NosPortes. Attaque Israélienne. La France Et L’Angleterre Menacent D’Envahir L’Égypte ». Ce n’était peut-être pas exactement les mêmes mots mais ils en avaient le sens précis. L’Égypte dépendait de l’importation de nombreux articles, dont le papier et, à la moindre rumeur de conflit, même lointain, les prix flambaient. Je compris la raison du prix élevé demandé par mon ami mais, après avoir lu l’article, je lui expliquais aussitôt que non seulement je n’étais plus acheteur de quoi que ce soit mais que je voudrais moi-même plutôt liquider mes stocks.
Bien qu’Égyptien, Ezzat commerçait presque exclusivement avec une clientèle européenne et il parlait couramment le français, le grec, l’italien et l’anglais. Devant ma réaction, il me regarda longuement et me demanda : Est-ce que vous êtes de nationalité française ? Je lui répondis par l’affirmative et il ajouta : Je comprends ! Il me conseilla cependant de ne rien prendre au tragique, que la situation allait sûrement s’arranger et que, de toutes façons, je n’avais personnellement rien à craindre puisque j’étais né dans le pays.
Je le quittai aussitôt et me précipitai à la gare pour rentrer au Caire. Une foule était massée aux guichets et je trouvai difficilement un billet mais seulement pour le dernier train qui n’arrivait à destination qu’à vingt heures. Il n’était que dix heures et je ne savais comment tuer le temps jusqu’au départ. J’étais angoissé à l’idée que le pays étant à la veille d’une guerre, on pouvait réquisitionner les trains, ce qui laisserait ma femme et mes enfants séparés de moi pour un temps indéterminé où tout pouvait arriver. Habituellement, mes visites aux fournisseurs étaient si prenantes et nos relations, si agréables, que je trouvais le temps toujours trop court ; mais ce jour-là, ne pouvant rien faire, il ne s’écoulait pas ! Je m’efforçais d’entreprendre quelques visites amicales dans le quartier des grossistes où je connaissais tout le monde et partout il n’était question que de la guerre qui pointait à l’horizon. Certains achetaient dans l’expectative d’une hausse rapide et d’autres vendaient à des prix inespérés la veille. Mon angoisse était telle que je n’essayais même pas de saisir cette occasion pour écouler mes stocks. La journée s’étirait en longueur et, finalement, je me rendis à la gare deux heures à l’avance.
Dans le compartiment où je pris place se trouvaient de nombreux officiers de l’armée égyptienne rappelés au Caire. Des conversations passionnées s’engageaient entre eux et les autres voyageurs civils. J’étais le seul khawaga. On m’ignorait. Aucune hostilité mais c’était comme si cela ne me regardait pas, contrairement à ce qui se passait d’habitude où l’on faisait connaissance dès les premiers kilomètres.
Mais… ce n’est pas possible ! Ils parlaient à voix basse ! Chose incroyable en Égypte ! Pas de plaisanteries, pas de rires, rien de ce qui fait la vie même des Égyptiens ! J’entends souvent les mots arabes de Frannssa, Enngleterra, Issraïl. Diable ! Je suis Français et Juif… S’ils l’avaient su ils m’auraient fait, peut-être, un mauvais parti. Pourtant, sur le moment, je n’étais pas inquiet.
Pourquoi l’aurais-je été ? Je suis né dans ce pays, comme d’ailleurs mon père et mon grand-père. Je connais bien les Égyptiens*. Je parle couramment leur langue. Je vivais avec eux : des voisins, des amis, des clients…Nous avions les meilleures relations et ils me considéraient comme l’un des leurs. Ils sont, la plupart, gentils, accueillants, hospitaliers. Ils ont même de la considération pour ceux des Khawagates qui ne se comportent pas comme en pays conquis.
Et pourtant, un rien pourrait les transformer. Il suffirait pour cela d’un article tendancieux dans un journal, un peu de propagande à la radio pour que certains d’entre eux deviennent haineux. C’est humain car ils ont été trop souvent occupés par l’étranger et ont trop souvent subi des avanies multiples. Ils sont maintenant indépendants et leur nationalisme est à fleur de peau.
Enfin, le train arrive en gare du Caire. Je descends du compartiment et…je ne vois rien à un mètre de moi ! Au cours de mon trajet d’Alexandrie au Caire le black-out a été décrété et immédiatement appliqué.
J’ai cependant la chance de dénicher un taxi et j’arrive rapidement chez moi. Les grilles de l’immeuble sont fermées mais, dès ma descente du taxi, elles s’entrouvrent et Abdou, le portier*, demande : Est-ce vous Monsieur Albert ? Et il ajoute : Dieu soit loué ! J’étais préoccupé à votre sujet : n’ayez aucune crainte, madame et les enfants sont en sécurité là-haut. Brave et dévoué Abdou ! Cela se passait donc il y a quelques jours à peine.
Depuis lors, nous sommes assignés à résidence c’est-à-dire que nous ne devons pas quitter notre domicile, sauf aux heures spécifiées pour faire nos courses et accomplir les formalités qu’on nous indique. Mes employés me rendent visite tous les jours. Ils sont tous Egyptiens. Ils me réconfortent et m’assurent que tout rentrera dans l’ordre incessamment.
Entre-temps, des parachutistes français et anglais ont sauté sur Port-Saïd et Port-Fouad. Le Caire est coupé de ces deux villes. On annonce à la radio que le Gouvernement égyptien met sous séquestre les biens des ressortissants français et anglais.
En effet, le lendemain, mon personnel m’informe que les scellés ont été apposés sur mes bureaux, entrepôts et magasin de vente. Il n’en mène pas large et tous sont inquiets pour moi car toutes sortes de rumeurs circulent à propos des mesures qui vont être prises à l’encontre des Français et des Anglais. On parle même de camps de concentration et je tremble à l’idée qu’on y enferme les hommes et qu’on laisse les femmes et les enfants à la merci de toute racaille qui émerge dans les périodes troubles. Bientôt, chaque jour apporte une nouvelle réglementation :
Un matin, à six heures, deux policiers en civil se présentent chez moi et me remettent une convocation à la Section des Étrangers pour le même jour, à 8 heures, et me font signer un reçu. Ils s’installent. Je leur offre le café, comme c’est la coutume. Ils ne s’en vont pas. Ils se regardent et n’osent pas me demander ce que je pressens : un bakchiche *. Je connais le processus : si je leur donne quoi que se soit, ils ne me lâcheront plus et reviendront à la charge à tout bout de champ. Je fais semblant de ne pas comprendre et leur dit fermement que si je dois me rendre à huit heures à la convocation qu’ils viennent de me remettre, il me reste à peine le temps nécessaire pour me raser, m’habiller et faire le trajet. Ils filent. En descendant de l’appartement, je rencontre Abdou le portier* qui m’apprend qu’ils s’étaient déjà présentés à deux heures du matin pour me remettre cette convocation mais qu’il avait refusé d’ouvrir les grilles de l’immeuble, prétendant que, depuis le déclenchement des hostilités, son frère emportait les clefs de l’immeuble en partant chez lui. Ils ne furent pas dupes et menacèrent de le jeter en prison s’il n’ouvrait pas. Il leur affirma qu’il disait la vérité et ajouta qu’ils n’avaient qu’à enfoncer les grilles, à leurs risques et périls. Alors, ils se retirèrent car c’était une initiative qu’ils avaient prise de leur propre chef dans le but de terroriser leurs victimes et leur soutirer des fonds.
Il y eut, hélas, de nombreux abus de cette sorte, surtout envers les étrangers qui ne savaient pas bien parler l’égyptien ainsi que les gens âgés, sans défense.
À la Section des Étrangers, je rencontrai l’un de mes frères, convoqué lui aussi. Nous fûmes reçus par un officier de l’armée qui nous demanda de lui remettre nos cartes de résidence. Ces cartes avaient été établies une ou deux années auparavant. Elles avaient une validité de 10 ans pour les étrangers nés dans le pays, comme nous. Il nous les confisqua et nous remit aussitôt, contre reçu, un ordre d’expulsion. Nous devions quitter le Territoire Égyptien dans les huit jours au plus tard. Sur le moment, nous eûmes l’impression que le ciel nous dégringolait sur le crâne ! Jamais l’idée d’une expulsion ne nous serait venue à l’esprit. Les aéroports civils et les ports maritimes étaient fermés. Il n’y avait ni départs ni arrivées. Par ailleurs, il y avait une foule de formalités à accomplir pour ma femme et mes enfants auprès du Consulat de Suisse qui, par suite de la rupture des relations diplomatiques entre l’Égypte et la France, s’était chargé des intérêts français pour la durée des hostilités. Nous expliquâmes tout cela à l’officier en lui disant qu’il nous serait impossible de déguerpir en un si court laps de temps. Il nous dévisagea en souriant et il dit que cela ne regardait que nous mais que, les huit jours écoulés, ceux qui n’étaient pas partis seraient jetés en camp de concentration. Et il ajouta sadiquement : « Sans les femmes ni les enfants ». Il y a une minorité de salauds et de lâches dans tous les pays du monde qui profitent des malheurs de ceux que le destin a fait tomber entre leurs griffes.
Mais je ne raconterai pas les avanies que nous avons subies avant de partir, par le fait de quelques-uns. Je ne voudrais pas ternir tous les beaux souvenirs que nous gardons de l’Égypte car, plus les jours passaient, plus le prestige des khawagates* déclinait et certains Égyptiens se rendirent compte qu’ils avaient là une occasion unique de les pressurer ; ils ne s’en privèrent pas.
Les plus nombreux furent les apatrides qu’on expulsait sans qu’ils sachent où ils pourraient aller n’ayant ni nationalité ni patrie pour les accueillir étant tous nés en Égypte de parents eux-mêmes apatrides et sans avoir pu acquérir la nationalité égyptienne. Ils furent la proie des vampires qui les dépouillèrent pour leur octroyer quelques jours de sursis, le temps de convaincre un consulat étranger de leur accorder un passeport provisoire. À la douane, certains fonctionnaires sans cœur leur enlevèrent tout ce qui pouvait avoir une valeur.
Le pays était en guerre et les autorités avaient autre chose à faire qu’à protéger ces malheureux. Alors, l’impunité des méchants qui trouvaient moyen de s’enrichir rapidement incita même les bons à suivre leur exemple et cela empira de jour en jour. Mais je ne veux me rappeler de l’Égypte que la gentillesse de ses habitants, leur générosité, leur hospitalité, leur joie de vivre, leur côté bon enfant, leur tolérance car quelques grains d’ivraie ne peuvent faire oublier des tonnes de bon grain.
Je veux me rappeler intensément Abdou, le portier*, Sayed le livreur qui m’était si dévoué ainsi que les autres collaborateurs et des centaines d’autres qui méritent mon respect et mon amitié. La dernière belle image que nous avons emporté de l’Égypte fut celle-ci : lorsque nous descendîmes de l’immeuble, le jour de notre départ, pour nous engouffrer dans le taxi qui devait nous emporter vers l’aéroport qui fut ouvert au trafic dans l’entre-temps, nous trouvâmes une haie vivante que composaient les commerçants égyptiens du quartier, les portiers des immeubles alentour, le boucher, le boulanger, le vendeur de cigarettes, le repasseur, le pharmacien… et même certains habitants du quartier que nous ne connaissions pas qui tinrent à nous dire adieu, à six heures du matin, en nous réconfortant et en nous assurant que ce n’était là qu’une séparation momentanée et qu’ils attendaient notre retour.
Albert Pardo