By: Moise Rahmani
D’abord les bruits. Incantations du muezzin de la mosquée d’en face (il y a toujours une mosquée en face !) convoquant à la prière, appels du chiffonnier : robabekia, robabekia , vieilleries, vieilleries, cris des divers vendeurs, rétameurs, aiguiseurs de couteaux, glapissements assourdissants des voitures et taxis jouant de leur klaxon au plus fort sonnant, crissements des rails du tram dans une envolée d’étincelles, confidences de ménagères lancées par les fenêtres, hurlements des enfants jouant à la kora, à la balle dans les rues et dans les cours des immeubles.
Ensuite les odeurs. Odeurs enivrantes des fruits saisonniers : mangues, oranges, figues, pommes, goafas, goyaves et eshtas, corossols... les dattes, les rouges, un peu sures, les jaunes et les noires, fondantes, dégoulinantes, sirupeuses comme le miel, les grenades écarlates, éclatantes de douceur, du batikh, la pastèque dégustée fraîche avec du fromage blanc salé. Et des jus. Ah les jus ! Jus de réglisse ! j’entends les tintements agités du vendeur du « eer e souss » heurtant son gobelet de fer blanc sur le cuivre du récipient attaché à la taille, jus épais de mangue, jus de canne à sucre dégusté encore chaud, coulant du pressoir.
Et la lumière. Un peu crue, un peu trouble, un peu blanche ! ... Le soleil cogne fort. A cause de la chaleur, les immeubles, les voitures, les gens dansent au loin. Mirages sans cesse répétés...
J’ai la nostalgie des synagogues. Nous fréquentions la nommée Abraham Betesh d’Héliopolis. Je me souviens de sa cour intérieure durant les fêtes de Roch Hachana. Les discussions allaient bon train. Après l’office, à grandes congratulations de « Kol sana wenta tayeb », l’échange des voeux de bonne année, nous allions au café. Les adultes prenaient un zibib, ils nous en versaient quelques gouttes sur la soucoupe que nous dégustions, souhaitant grandir vite pour siroter à notre tour ce breuvage délicieux. Les enfants se réjouissaient d’une Spathis ou un d’un Pepsi. Les mézés couvraient la table, l’apéritif s’abandonnait en un repas pantagruélique.
Le matin vers dix heures, dans un rituel immuable, nous nous rendions, Papa et moi, ma menotte enserrée dans sa forte main toute de tendresse, chez Mansourah, pour manger notre foul dominical, entre hommes. Mais quel foul ! Avec des oeufs durs et de la salade. Et des torchis comme s’il en pleuvait. Papa commandait une bière et m’autorisait à tremper les lèvres dans cette boisson de grande personne. Nous continuions avec un peu de ta’ameya et quelques baklava et konafa. Ensuite nous achetions les hebdomadaires parisiens de mes parents : Ici-Paris, France-Dimanche, Confidences. Ah ! que ne donnerais-je pour revivre un seul de ces dimanches...
C’était l’époque bénie où mon Père, qu’il repose en paix, disait : c’était le temps où un homme était un homme et une livre était une livre.
1948. La vie bascule. Je me souviens du black-out et des sirènes assourdissantes. D’épaisses tentures bleues couvraient les fenêtres et les lumières en cas d’alerte. Malheur si un rayon lumineux trouait la nuit : tafi el nour, yahudi, ibn kalb, éteins la lumière, Juif, fils de chien !
Avril 1956 : une dernière halte chez Mansourah en chemin pour Almaza, l’aéroport du Caire, ‘un décollage et un atterrissage toutes les trois minutes, m’enseigne Maman). Le soir est tombé depuis longtemps, il est vingt et une heures. Nous achetons un sandwich de foul, un autre de ta’ameya. Maman me dit d’une voix sourde, les yeux perlés : « Prends Moïsicco, nous ne savons pas quand nous pourrons en manger encore ». Notre avion décolle vers minuit pour le Congo, vers une nouvelle vie.
Nous avons de la chance par rapport à notre famille, à nos amis qui restent : ils seront jetés hors d’Egypte après Suez. Mais il demeure une déchirure définitive, une plaie béante qui ne cicatrisera jamais entièrement.
2000. Les synagogues sont désertes. Mansourah vit à Brooklyn : sa cuisine a conquis les Américains. Le Caire est passé de deux millions d’habitants à près de quinze millions. La mémoire juive subsiste chez quelques vieux, de ci, de là. Le Haret el Yahud ne vit plus. De ces cinq oratoires, seul celui de Beth Moshé, la maison du Rambam, attend d’être restauré depuis des années. Les Juifs d’Egypte, une poignée, agonisent.
Une livre n’est plus une livre, un homme n’est plus un homme, l’Egypte d’aujourd’hui a extirpé ma mémoire, notre mémoire. Elle ne subsiste que chez quelques irréductibles mélancoliques.
Egypte, j’ai ta nostalgie. Celle de mon enfance et celle du bonheur. Celle du temps où une livre était une livre et un homme était un homme.